L'aventure moderne Episode 0 : l’irruption.

Publié le par El Carlotti

Voici un texte écrit sous la forme d'une piteuse imitation du "réalisme hystérique" de Thomas Pynchon. Y abondent les digressions, les phrases trop longues et les superpositions de registres. Le résultat se situe quelque part entre le théâtre burlesque, le baroque absurde et le fétichisme de niche, propres aux écrivains américains post-modernes, à la manière de Chuck Palahniuk qui, je le crois, s'est beaucoup inspiré de Pynchon. Bonne lecture.

                                                                                                  

 

Ils entrent sans frapper :

— Bonjour ! Gueule le premier. Alors, je te présente Géraldine Coursensac qui va travailler avec toi sur le projet SWR.

—Bonjour, enchanté. Répond Achille, en enlevant ses écouteurs. Extirpé de son demi-sommeil par l’étrange cacophonie synesthésique des poignées de mains, des vapeurs de parfum et des pseudo-hallucinations que rayonnent encore les vestiges de la sieste passée, il peine à dessiner un sourire sur son visage. C’est qu’il faut s’échauffer avant de faire un effort ! Le résultat est une combinaison grimaçante d’yeux vides et de babines retroussées. Féroce et fugace. L’onde reposante qui jadis prospérait entre les murs tièdes de la salle de travail, désormais n’est plus.

—Donc voilà, je suis Géraldine Coursensac, rattachée au pôle « analyse et systèmes » de la section 77. Etant donné que les financements ont été débloqués on va mettre en place des réunions hebdomadaires sous peu, pour lancer le projet.

—Oui c’est très bien, c’est ce qu’il faut faire.

Yeux vides et babines retroussées.

Pendant ce temps, sur l’écran d’ordinateur, s’agitent experts et témoins, médecins légistes, historiens et sportifs de haut niveau. Tous ont leur mot à dire sur l’acromégalie, maladie qu’aurait contractée Goliath (le personnage biblique), faisant de lui un soldat effrayant, premier homme lapidé de l’histoire vétérotestamentaire. C’est en tout cas l’hypothèse évoquée par le très bon documentaire « Guiness World Record », devant lequel Achille somnolait depuis des temps immémoriaux, quand les deux intrus ont fait irruption dans son bureau. A ce moment précis, on a droit à un plan ralenti hypnotique sur les oscillations de l’énorme poitrine d’une athlète olympique en train d’arracher à l’empire de la gravité un record du monde approchant le double quintal. Elle-même mesure un bon mètre quatre-vingt et accuse quatre-vingt-dix-sept kilogrammes de masse corporelle, d’après  les statistiques affichées  au bas de l’écran.

—Oui, ca va commencer très bientôt, on n’a pas de raison d’attendre plus longtemps. Ce serait dommage de ne pas se lancer tout de suite, franchement. Pas la peine de se perdre dans des digressions, ou des échappées belles, ni même dans quelque circonvolution inopportune que ce soit, vous savez. Plus vite ca se fera et mieux ce sera. J’ai horreur de tourner autour du pot, si vous voulez mon avis personnel. En général je vais droit au but et j’apprécie qu’en retour, on ne me fasse pas attendre et qu’on ne se fasse pas prier non plus.

Cette fois c’est l’autre qui a repris la parole. Il s’appelle Michel Banal. Au cours d’un précédent déjeuner, il avait déclaré être « un afficionado du groupe Dire Straits ». Présentement, il porte un pull beige sans manches, sur une chemise bleu pâle et arbore une calvitie qui lui donne l’air d’un guerrier Mohawk inversé. Quels totems chamaniques vénère-t-il ? Quelle race de limaces psychotropes consomme-t-il pour entrer en transe et naviguer dans l’autre monde ?

Ces questions en tête, Achille acquiesce, babines retroussées, yeux vides. Reprenant peu à peu ses esprits, il demande :

—Donc, du coup, vous êtes impliqués de quelle manière dans ce projet … euh … en fait ?

—C’est la direction centrale qui commande notre affectation, vous savez ! On va former des équipes et s’y mettre d’ici une semaine ou deux.

—Ah ! D’accord. Mais concrètement vous travaillerez sur quoi ? Vous avez fait quoi avant ?

Les rapides tremblements labiaux de Géraldine Coursensac s’accumulent, s’amplifient, et peu à peu se métamorphosent en une production sonore digne d’être qualifiée de discours. Elle explique :

—Et bien moi, par exemple, j’ai commencé par passer quelques années avec la direction en conduite de projets agiles, dans des contextes variés. J’étais pratiquement la cheffe de l’équipe vous savez, c’est moi qui coordonnais tout. Mais si on reprend un peu plus en amont, au départ tout était beaucoup plus dense et très chaud. L’espace, le temps, tout. Mais ca, c’était avant la nucléosynthèse primordiale, y’avait même pas de lumière à ce moment-là, que du plasma, du gaz d’électrons libres (mais j’étais très proche de la direction).

Achille, babines retroussées, yeux exorbités.

Elle :

—Ensuite j’ai …

—Non, mais là en ce moment vous faites quoi ?!

—Ah, ben là je suis affectée à la direction de l’analyse des systèmes. C’est pour ca, je reprenais le cheminement depuis le début, sinon on comprend pas ! C’est qu’il est impatient le garçon héhé !

Achille, vaguement énervé jette un coup d’œil à l’écran d’ordinateur. Il faut désormais à tout prix l’éteindre. L’occulter, d’une manière ou d’une autre. On y voit l’haltérophile-amazone engloutir saucisses, semoule, risotto, côtes d’agneau, parts de flanc et plâtrées de pâtes. En période de prise de masse, les athlètes consomment jusqu’à quatre fois l’apport calorique d’un adulte moyen. Cela fait partie de l’entraînement, c’est une pratique qui favorise la construction du muscle.

—Et sinon Achille, quelle est votre expérience dans le domaine de la gestion de projet ?

D’une certaine manière, l’excès de nourriture est aussi un sport qui nécessite un mental d’acier. Les impressionnants biceps de la championne se contractent tout en rondeurs, dans un mouvement qui porte à sa bouche lippue un vaste saladier de riz au lait, rempli à raz-bord, lourd et périlleux. Et, cependant qu’elle en avale le contenu, goulument mais non sans une certaine majesté, le réalisateur, le chef opérateur et les cadreurs estiment de concert qu’il faut exposer à la face du monde le moindre détail des gouttes de sueur qui perlent sur son front. A force de patience et de volonté, elle finit par venir à bout de l’entremet. N’est pas haltérophile qui veut.

Défilent les secondes, s’écarquillent les yeux, tombent les mâchoires et poussent les barbes.

—Euh… c’est-à-dire que j’ai encore beaucoup à apprendre, dans bien des domaines.

—Comme nous tous, Achille, comme nous tous … psalmodie Michel Banal, les yeux à demi clos. Il arrache l’élastique d’un porte document cartonné et se flagelle mollement les omoplates. La chair doit être mortifiée.

En guise d’encouragement, Géraldine Coursensac enchaîne :

—Vous savez mon garçon, dans l’ensemble, il n’est plus ni moins acceptable d’être en décalage par rapport à la moyenne à cause d’idiosyncrasies naturelles que de se soustraire à la norme par manque d’étalons de comparaison véritablement fiables. N’est-ce pas ?

—Je ne l’aurais pas mieux dit !

C’est le moment que choisit Achille pour arracher discrètement le câble d’alimentation de l’écran. C’en est trop. On y voyait un entraîneur sportif, de constitution et d’apparence chétives, pincer les joues potelées de sa championne puis soupeser son ventre conséquent et trop rempli, alors même que celle-ci émettait un rot sonore pour exprimer tout à la fois sa fierté, son soulagement et sa satisfaction d’avoir tant mangé. Un merveilleux animal de compétition, aux puissants cuissots. Le meilleur qui soit. Forte, déterminée, mais docile. Ainsi que le permet par décret le droit du sport, le gringalet avait fini par s’éclipser brusquement, faussant compagnie aux documentaristes : ayant bondi sur les épaules de sa robuste recrue, il la fouettait au moyen d’une ceinture de maintien lombaire afin qu’elle produisît un galop de cadence franche et régulière. Fascinant tableau, pour qui goûte les mystères insondables de la psyché humaine, la variété de ses productions et le rire narquois du hasard qui, souvent, prend un malin plaisir à affoler la machine.

Soudain Michel Banal s’exclame :

—Mais c’est qu’il est tard ! Je dois vous laisser, je vais au spectacle de fin d’année de ma fille ce soir. La maîtresse leur a monté un super projet : ils vont rejouer la chute du III ème Reich avec des marionnettes traditionnelles fabriquées par des femmes Burkinabés. C’est une filière de commerce équitable. Franchement, y’a pas photo, l’école Montessori ca n’a rien à voir avec le système classique.

Tous trois entonnent alors à l’unisson les premiers vers de la balade de François Villon :

« Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis, 
Car, se pitié de nous pauvres avez, 
Dieu en aura plus tost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons nourrie, 
Elle est pieça devoree et pourrie, 
Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s'en rie :
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! »

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